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Pouce

Publié par France-Anne. Publié dans Récits Non, ce n’était pas forcément parce qu’un homme politique était soupçonné d’avoir laissé vendre des armes à l’étranger, ni même parce que la journée la laissait insatisfaite dans son travail, qu’elle avait brusquement pris conscience que tout n'était que conventions, dominations et vanités, que la sensation de suffoquer dans sa vie l'avait engloutie. Pourquoi ce soir là ? Pourquoi cette irrépressible urgence d'oser choisir ? Du reste, a-t-elle choisi ? Qu'est-ce qui soudain pesait trop lourd ? L'image qu'elle avait d'elle ? La lassitude qui grignotait son sourire ? Non, c’était plutôt cette certitude inguérissable de la monstruosité de vivre, à moins qu’il ne faille dire, la monstruosité de vivre ainsi dans ce monde où l'on prônait l'individualisme et la supériorité à tout prix... Comment savoir ? Il avait suffi d’une remarque, somme toute anodine, pour que tout son univers s’écroule. Pour qu’une brèche n’en finisse plus de s’ouvrir. Et, Elle avait d’un seul coup perdu tous ses points de repères et n’en parvenait plus à reprendre son souffle. Un silence brutal habitait tout son être et l’anéantissait. Mais de cela elle ne pouvait parler à personne. Á qui peut-on confier une telle déchirure de ces perceptions ? Elle s'était imposé le calme, puis, elle était rentrée à la maison, bien décidée à offrir à sa famille une soirée de détente, de chaleur humaine, de complicité, de... Mais, Il n’y avait plus de pain à la maison et on en fit la remarque. Remarque qu’elle endossa comme toutes les autres, au début, puis remarque qui enfla et réveilla tous les monstres de larmes grouillant dans les replis secrets de sa mémoire affective. On n’avait que cela à lui dire lorsqu’elle rentrait à la maison ! Certains soirs elle se serait sentie coupable, pas ce soir là. Il n’y avait plus de pain et c’était bien. Cela lui donna une raison pour… pour quoi en vrai ? Elle prit sa voiture et partit en acheter; quelque chose en elle avait trouvé le déclic du prétexte pour fuir. Partir ! Le mot hurlait froidement dans sa tête depuis l’instant de la blessure du prolongement des mots. Partir, crier pouce et recomprendre ce qu’elle avait voulut faire de sa vie. Réapprendre le sens que les autres accordaient aux mots communs qu’ils employaient et qui pourtant ne ressemblaient plus à l’écho qu’elle en recevait. Rien ne lui ressemblait, ni la résonance des mots, ni les raisonnements des autres. Seule, sans rien comprendre aux autres. Seule, en dépit d’une famille qui vivait autour d’elle, sans la voir, sans la savoir. Il y avait elle et son minuscule cercle de tendresse incertaine, et… ceux qui revendiquaient qu’elle réponde à leurs attentes. Elle se visualisait juchée sur un rocher menaçant de s’arracher à la montagne, réfugiée sur la cime d’un arbre agressé par le vent… Seule, à la dérive et, autour, des précipices de silence lui donnant le vertige et la terrorisant. Tout en roulant, elle écoutait cette faille qui ne voulait plus s’arrêter de se creuser. Elle ne la refusait plus. Il était grand temps qu’elle s’extirpe de ses attentes. Temps qu’elle lime ses appels vers la lumière à partager, vers le souffle recueilli à deux dans le creux des mains tendresse, levées en coupe. Il n’y avait jamais eu qu’elle pour y croire intensément, qu’elle pour savoir que là se chauffait la vraie raison de vivre. Elle n’avait pas su déployer les ailes du papillon de son existence et un trop tard indécent zébrait son devenir. Mais le gouffre s’avouait tellement insondable qu’elle n’admettait pas encore de s’y neutraliser. Exister devait forcément receler une autre dimension ! Partage, échange, compréhension, don de soi, bonheur de l’autre, cela devait se vivre quelque part, mais où, par qui, vers qui ? Il fallait pourtant que l’émerveillement simple et spontané puisse se transmettre, sinon elle n’en réchapperait plus de cette soif d’exister. Le silence lui envoyait des baisers mortels. Tentateurs… Ce n’était pas l’heure de crier vers Dieu. Pour l’amour de lui, elle aspirait à donner, à offrir. Il ne lui venait pas à l’idée de l’appeler au secours. Elle le portait trop en elle de toute façon. C’était peut-être là, la véritable douleur de son être, cette impossibilité d’accorder l’évidence de cette route à façonner, et l’imperturbable indécence du quotidien rognant ses élans. L’asservissement à l’entourage, la crainte de déranger. De se risquer à être soi. Mais aussi, chaque fois qu’elle l’avait risqué ne l’avait-on pas accusée d’égoïsme ? Avait-elle droit à sa vérité malgré les autres ? Malgré ceux auxquelles elle se devait ? Malgré ceux qui n’encourageraient jamais son envol ? Un virage soudain l’obligea à réapprendre à regarder la route. Un pointe d’amertume altéra le cours de ses pensées et lui arracha un étrange sourire. Devrait-on ainsi indéfiniment se soumettre, renier sa personnalité, refuser ses aspirations afin de devenir conforme à ce que l’on attendait de vous ? Était-ce honnête envers les dons que Dieu avait déposé en chacun ? Mais comment se situer, lorsque l’on se sent traquée par une norme établie, par tant d’autres qui ne vous ressemblent pas ? Si les jours doivent se réduire à ces banalités polies, ils ne valent pas la peine ! Si l’envol doit mesurer son espace, il ne se prendra jamais ! Mais si les autres étouffent tranquillement l’appel du grand large, qui est coupable ? Celui qui résiste ou celui qui ose malgré tout ? Le soir alourdissait la blessure. Une pluie calme remaquillait son visage grave. L’instant lui répétait qu’il n’y aurait plus jamais de ciel bleu. Le voile déposé sur son regard avide, repeignait tout couleur douleur. Ce n’était plus la tempête comme celles qui parfois l’avaient laissée anéantie. De ces tempêtes qui lui insufflaient de rappeler aux gens, qu’à temps oublier d’être, on en arrivait à renier la beauté de la vie. D’ordinaire, ces désespoirs dévastateurs la laissaient pantelante, puis résignée, elle se réadaptait vaille que vaille à l’abrutissant quotidien, certaine d’en être encore un peu plus déconstruite. La tempête intérieure qui la dévastait en cet instant, balayait en force, toutes les précédentes. C’était vraiment grave ce soir. Un froid insondable rendait tout son être impassible. C’était comme si elle raisonnait en dehors d’elle... Sans être concernée. L’hiver qui mugissait sur sa vie, ne devait rien aux saisons. C’était son blizzard ! La servitude du quotidien la happa brutalement : l’enseigne commerciale attira irrésistiblement son regard. La boulangerie était ouverte. Elle se vit ne pas s’y arrêter. Elle se regarda poursuivre une route de fuite bienfaisante et revivifiante. Au bout de cette route elle s’admira, détendue et sûre d’elle, enfin conforme à ce qu’elle voulait être. L’image d’elle, que ses pensées lui renvoyaient lui ressemblait pleinement… enfin ! Pourtant une fois encore, tout en elle bascula et elle capitula. Elle soupira. Ouvrit la portière. Résignée. Il lui parut presque insolite d’entrer acheter cette boule de pain stupide, ne fleurant même pas une bonne odeur de croûte chaude. Elle paya machinalement. Dit sans doute merci et bonsoir, par habitude. Puis, sans vouloir ses gestes, prit le chemin en sens inverse. La nuit plus terne ne calma pas les battements de son coeur. Elle répéta le sourire et les mots sans venin qui devraient être ceux de son retour. Elle s’appliqua à se les imposer, la porte d’entrer à peine ouverte. Mais personne ne cueillit la douceur de ses yeux en attente de tendresse, et elle n’eut pas à formuler les paroles destinées à renouer un dialogue qui peut-être, n’avait jamais commencé. L’un était au téléphone, l’autre captivé par la télé... Alors elle se détesta de n’avoir pas eu le courage de partir, partir vraiment, partir une bonne fois pour toutes, oser enfin agir en phase avec ses rancoeurs et ses aspirations: Oser oser, tout simplement ! Maussade, elle extirpa du four le plat qui avait attendu trop longtemps et le déposa sur la table en retenant ses larmes. Ils découvrirent alors qu’elle était de retour, qu’il était temps de passer à table et qu’ils avaient très faim. Elle serra les poings. Ils se servirent en hâte. Elle prit place avec lenteur. Ils commencèrent à manger. Elle regarda le gratin avec hostilité. « Hum, ça sent rudement bon. Ouais, rudement bon ! » Il n’en fallut pas plus. Ses hargnes s’effilochèrent rien que par ces mots et un peu aussi pour les regards gourmands qui l’attendrirent, une fois de plus. Une fois de plus, elle tombait dans le piège de leur tendre égoïsme. Et cela lui convenait encore, une fois de plus. Elle sut qu’un jour pourtant, elle en viendrait, tout de même fatalement, à cette fois de trop ! Elle bloqua l’afflux de larmes avant qu’il ne la dénonce et son coeur à vif se révolta de les savoir aussi inaccessibles et étrangers à ses côtés. Comme il peut être difficile d’avoir choisi d’aimer! Un jour, elle le savait, un autre jour, elle crierait : pouce ! Il le fallait. Un jour elle partirait !

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